Conférence
publique donné le 9 novembre 2013 à Capannori Toscana Italie, lors de la
rencontre européenne de Féministes pour une Autre Europe
POUVOIR DE L’IDEOLOGIE,
EPREUVE DE LA CRITIQUE
POUR UNE
RECONSTRUCTION DU MOUVEMENT FEMINISTE
Quel est
l’appel que j’aimerais lancer ici? Quel appel qui tienne compte
de la conjoncture politique, idéologique et économique pour que
cette conjoncture soit pour nous une chance de rebondir au milieu de
la régression politique et du désastre social? L’appel à
réanimer un mouvement. Le mouvement de libération des femmes.
Qu’est-ce ça veut dire? Un mouvement ça peut tourner en rond et
tourner rond, ne pas changer d’orbite. C’est, il me semble, là
où nous en sommes. On s’agite, on revendique beaucoup, toujours en
parcourant les mêmes traces, et dans certaines limites, dans un
horizon clôturé. Manque la prise qui nous permette, non seulement
de résister dans le
courant, mais de résister au courant et de changer de courant,
d’interrompre, de prendre une autre direction qui fasse sens, nous
désenglue de la tristesse ambiante.
Car un
mouvement ça peut aussi emporter, déporter, forcer un chemin.
Forcer un chemin c’est pratiquer une ouverture là où rien n’était
prévu, là où tout s’oppose, ouvrir sur des horizons nouveaux.
Cela suppose avoir l’intelligence d’une situation. Avoir
l’intelligence d’une situation, c’est pouvoir la comprendre à
partir d’une pensée, d’un point de vue extérieur à la pensée
dominante, d’une position non pas statique, mais une position en
mouvement qui se donne avec le but , les moyens d’y parvenir.
Mouvement de
libération des femmes dit position politique et idéologique pour
mettre en mouvement. Par rapport à quoi? Et pour quoi? Pas de
mouvement sans théorie de la pratique, une pratique qui revient sur
elle-même, se pense, s’autocritique. Car sans théorie, pas de
chemin à construire mais une marche hasardeuse, qui se laisse sans
le savoir, séduire par les discours dominants. Sans théorie qui
donne la compréhension de l’ensemble, et du coup les lignes de
démarcation et la ligne de fuite, il y a un tourner en rond où l’on
croit avancer, alors que la répétition devient la forme invisible
de notre impuissance.
Le mouvement
féministe ne se réduit pas à des associations,des partis... ni à
des revendications dans un cadre donné même s’il les inclue. Mais
il les inclue à la condition d’être ce qui les porte, les emporte
au-delà d’eux-mêmes. Le mouvement féministe est apparu comme
mouvement, quand il s’est donné un mot d’ordre politique et est
rentré dans la bataille idéologique. Quand,
en deça du droit et au-delà du droit, il
s’est posé comme remettant en question non pas seulement des
places dans une structure, mais la structure elle-même, la structure
patriarcale. Quand il s’est donné en un
mot “l’intelligence de la chose”. Cette intelligence de la
chose, nous l’avons perdue avec le reflux des luttes sociales et
politiques, avec la crise du mouvement ouvrier, le triomphe du
capitalisme libéral et avec, l’enterrement toujours annoncé de
Marx et de Freud.
Alors
l’idéologie juridique et l’économisme qui l’accompagne sont
devenus prédominants. Et avec, ce que j’appelle le fétichisme de
l’Etat et de la démocratie (portée
par l’assomption de l’idéologie juridique).
Nous nous battons plus pour une intégration dans les cadres donnés,
que pour la remise en question de ce cadre
lui-même, qui impulserait une prise de conscience de la réalité
des antagonismes et des contradictions qui sont à l’oeuvre. En
cela nous suivons la pente générale de tous les partis et
mouvements de “gauche”. Les rapports de force ne sont pas en
notre faveur, dés lors nous sommes enclins à nous soumettre à ce
qui nous semble impossible à briser, quitte à vouloir le
“transformer”. Ce que nous ne cessons de réclamer, l’”extension”
de la démocratie, la démocratie “restaurée”, ne change pas la
nature de la démocratie telle qu’elle s’exerce dans le système
bourgeois, elle ne change pas la structure patriarcale telle qu’elle
fonctionne en tant que structure. Se battre pour avoir sa place, des
droits, une reconnaissance légale, vouloir ainsi élargir l’espace
démocratique est nécessaire, indispensable, il y va de notre vie
quotidienne. Mais lorsque cela crée l’illusion
que nous gagnons du terrain et que le système va changer, bien
que tout l’appareil d’Etat et les institutions qui vont avec,
restent en place, alors c’est que nous
avons perdu la bataille idéologique et que les batailles gagnées
nous font perdre la guerre. Le recul des droits des femmes et de leur
poids politique et social nous le signale.
Car le
propre de la démocratie bourgeoise est de fluctuer sur les bases du
rapport de forces dans la lutte des classes, et cette fluctuation,
selon les tendances et contre-tendances, est toujours réappropriée
en dernière instance au profit de la classe au pouvoir et du procès
du capital, c’est-à-dire au profit de l’exploitation et de la
marchandisation des êtres humains, de la destruction du monde.
N’oublions pas que la
démocratie est née en Grèce à partir d’un rapport de classes
(l’esclavagisme). Analyser la
reproduction du capitalisme, ce n’est pas s’en tenir à
l’économique, mais c’est penser en même temps la fonction et le
fonctionnement de la démocratie comme appareil idéologique et
politique qui assure la reproduction des modes de soumission, en
voilant les intérêts réels qui s’y jouent.
Comment
engager alors un autre processus démocratique? Pour le penser, il
nous faut revenir au lieu historique d’une vérité qui s’est
imposée et à briser ce fétichisme juridique et étatique pour
s’établir dans un ailleurs absolu, la Commune
de Paris. La Commune de Paris, tirant la
leçon des défaites de la classe ouvrière qui, à chaque
révolution, servait de marche-pieds à la classe bourgeoise dont
elle observait la légalité, s’est établie ailleurs, fondant par
son existence même un autre espace politique, en rupture avec
l’espace politique de la bourgeoisie. Dés lors, elle a donné le
sens des révolutions prolétariennes. Marx nous le rappelle dans Les
luttes de classes en France. Le
sens des révolutions prolétariennes, ne se donne pas dans la prise
de pouvoir pour faire fonctionner la machine d’Etat au profit de la
classe prolétarienne, mais dans
le fait de briser la machine d’Etat, de
changer les rapports de production et inventer un autre
fonctionnement de l’organisation sociale qui mettrait fin à la
lutte des classes, où l’égalité fonde la liberté réelle. Ce
qu’il théorisa sous le concept de “Dictature du prolétariat”.
Le mot de Dictature fait peur aujourdhui, après l’expérience des
pays dits “socialistes”, qui
n’avait rien de communiste. Mais il est
nécessaire d’en rappeler le sens (et
de dépasser ainsi le terrorisme intellectuel exercé sur la théorie
marxiste), lorsqu’il est inscrit dans le
concept de “Dictature
du prolétariat” : non pas prise de pouvoir pour la répression,
mais destruction de tout pouvoir, extension de la démocratie réelle
à partir d’un terrain nouveau. Qu’il y ait alors antagonisme
exacerbé entre les classes, demande d’en traiter la résolution
dans un rapport de force populaire. En ce sens le communisme est le
nom de ce mouvement qui ne donne pas le pouvoir à une classe, la
classe prolétarienne, mais qui
tend vers la
mise en commun comme nouvelle pratique de la politique, et
construction d’un nouveau mode de production
Prolétariat
est le nom de cette puissance de mise en mouvement. Dans
ce sens il est mouvement populaire, en tant qu’il appelle toutes
les classes sociales ayant une expérience propre de la domination
et de l’exploitation, à se fédérer dans un processus commun de
libération. De même que le féminisme
n’est pas prise de pouvoir des femmes pour inverser une domination,
mais formation d’une puissance pour détruire toute prise de
pouvoir d’un sexe sur l’autre, qui est le pouvoir de base
constitutif de tous les pouvoirs. C’est en quoi il est mouvement de
libération. Feminisme et communisme sont
liés nécessairement. Ils sont dans l’engagement d’un processsus
révolutionnaire qui ne peut se contenter d’améliorer les
structures d’assujettissement. Peut-on
s’émanciper réellement si on ne se libère pas en même temps de
ce qui nous maintient en minorité et/ou en esclavage? C’est
pour cela que s’en tenir à la question de la “parité”, en
réclamant le partage du “pouvoir”, ne résoudra ni la question
de l’égalité ni la question de l’émancipation.
Il y a
toujours eu dans le mouvement féministe plusieurs courants. Mais ce
sont les courants les plus radicaux qui marquent la tendance d’un
mouvement à sa naissance. Car il est ce qui disjoint l’ensemble,
le fait craquer, force le chemin pour sa
naissance. Puis avec son établissement, son intégration dans les
institutions, à l’épreuve du temps et des contre-tendances, ce
sont les courants les plus réformistes, les plus tièdes qui vont
marquer la tendance. Tel est le pouvoir de l’idéologie dominante
et des appareils dans
lesquels elle se constitue et se transmet.
Elle s’impose à notre insu, dans tous nos petits renoncements qui
nous font céder à la fin sur l’essentiel. Or les courants les
plus radicaux qui étaient nés du surgissement
des mouvements dits “minoritaires”, étaient aussi liés à la
pensée de Marx et de Freud, même s’ils ne s’y rattachaient pas
directement. Car toute la critique sociale et politique, y puisait
son renouvellement et sa force théorique. En dehors des partis et
contre les partis.
C’est que
la révolution sociale et politique était l’horizon partagé, que
penser la relation des hommes et des femmes comme “rapports
sociaux de sexe”, c’était les penser sous le concept de
structure patriarcale.
Ce concept nous donne les moyens de comprendre comment cette
structure est à la base de toutes les formes sociales de la
domination, puisqu’elle est la première forme et la forme
fondamentale de l’appropriation privée, celle des corps, du corps
sexué. Cette Division sexuelle comme mode de production spécifique,
traverse et structure tous les autres modes de production (appareil
d’Etat, partis, syndicats, toutes les institutions...). Par son
universalité on peut dire qu’elle fait des femmes une “classe”
exploitée. Aussi La domination du capitalisme intègre, pour sa
reproduction, la structure patriarcale qui
a existé bien avant lui. Et pourtant
c’est pour la nécessité de son exploitation qu’il a libéré
(contre le pouvoir patriarcal), toutes les forces de travail, femmes
et enfants compris, inaugurant ainsi l’universalité de son
extension. Mais la division sexuelle du travail lui permet
d’amoindrir les forces qui pourraient s’opposer à lui, en
exacerbant les conflits entre les hommes et les femmes. Il tire de
plus profit d’une force de travail au rabais, qui se doit de
réparer, soigner la force de travail masculine.
Pour
théoriser la “liaison spécifique” de la lutte des classes et de
la lutte contre le patriarcat, nous avions avancé (le groupe
d’”Elles voient rouge”)dans Feminisme
et marxisme(I),
le concept de “surdétermination” pour montrer comment dans tout
processus révolutionnaire, la lutte contre le patriarcat est la
lutte qui fonde, surdétermine le sens de la lutte des classes. Cette
liaison ne pouvait donc être pensée dans la forme de l’extériorité,
mais sous la forme de la détermination “en dernière instance”
(c’est-à-dire la plus
déterminante même si elle n’est pas la cause directe),
car elle dessine le destin d’une révolution: qu’une
domination des hommes sur les femmes soient maintenue, et c’est
toute la hiérarchie et le système de la
domination qui se maintient et se reconstruit, annulant le procés de
la révolution. Poser la question de la relation entre les femmes et
les hommes comme constitutive du devenir
révolutionnaire de la révolution, c’est
faire entendre qu’on ne saurait séparer ce devenir, du “devenir
révolutionnaire des gens”(G.Deleuze), de
la transformation de la subjectivité (des hommes comme des femmes),
dans son désir d’avoir le pouvoir, c’est-à-dire dans les formes
de sa jouissance. Mais c’est aussi
mettre l’accent, sur le fait que la lutte contre le patriarcat ne
peut elle-même se déployer, que dans le sens de la fin des classes
sociales, et de tout
système
d’emprise sur
l’autre pour le dominer ou le dévaloriser. Ça veut dire à
l’horizon, défaire le mode de production et donc les
rapports de production dans lesquels nous vivons, détruire
l’appareil d’Etat qui constitue le socle de sa formation et de sa
pérennisation. La théorisation du
système patriarcal, appelle à penser sa destruction dans l’horizon
du communisme. Seule la théorie marxiste nous permettait et nous
permet toujours aujourd’hui, d’être aussi hardies et radicales.
Nous écrivions dans Feminisme et Marxisme
que le “retard historique” des femmes
imposé par la structure “leur donne en même temps un point de vue
hors système, qui est
un point de vue révolutionnaire”.
Or le
mouvement féministe a perdu cette analyse d’ensemble, cette
position politique, pour se replier sur des espaces plus
identitaires, plus locaux, où prédominent la dénonciation des
discriminations, des inégalités, des violences faites aux femmes
donc la revendication de droits, laissant tomber l’analyse de la
production et de la reproduction du système, et du même coup, toute
visée révolutionnaire. Passant ainsi d’une position relevant de
la fonction symbolique à une position soumise à une fonction
imaginaire. On se bat pour interpréter ce que voudrait l’Autre en
collant au système pour
l’interpréter, alors que le
système ne nous a jamais aussi mal traitées! La prise en compte de
la construction des identités et du sujet
est nécessaire, elle a
réinterrogé la théorie marxiste et permit de re-penser la
dialectique subjective de la révolution
Elle fait aussi partie de la question essentielle de la reproduction
d’un mode de production, la reproduction de l’idéologie
dominante que Gramsci théorise sous le concept d’Hégémonie,
Althusser sous le concept d’Appareils Idéologique d’ Etat ou
Bourdieu sous le concept d’Habitus et qu‘une partie du mouvement
féministe a voulu rendre visible sous la catégorie sociale de
“Construction du genre”. Mais l’idéologie “identitaire”
hégémonique aujourd’ hui, efface la structure et les rapports
sociaux de pouvoir, au profit de la seule analyse de la relation
entre individus ou groupe, ou communauté ou construction du genre
laissant tomber la question politique au profit d’aménagements
d’espaces de reconnaissance, au profit de la considération du
“local”. Le féminisme, s’il garde toujours une certaine
“raison” subversive, forçant la pensée et la pratique à
s’affronter à une question à chaque fois déniée et scandaleuse,
y perd sa dimension révolutionnaire.
Dans un
travail d’enquête qu’elle a mené auprés d’étudiantes sur
“les représentations du féminisme” Sandrine Moeschler note qu’à
la question “qu’est-ce que le féminisme?”(2), la plupart des
étudiantes répondent: “reconnaître ou défendre le droits des
femmes”, “valoriser les femmes”, “faire avancer la cause des
femmes”, “sans partir du constat de la subordination des femmes
aux hommes ou de l‘oppression commune qu’elles partagent”. De
même que la revendication, “A travail égal, salaire égal”,
n’implique pas forcément chez elles une “conscience de la
division sexuelle du travail”. Donc on se focalise sur ce qui
concerne les femmes en tant que groupe, catégorie “défavorisée”,
sans comprendre la relation sociale qui définit leur rôle et leur
identité ainsi que leur statut, sans voir le lien à l’ensemble.
La question des femmes reste donc localisée à certains problèmes.
Or lorsqu’on parle de “relations sociales” on ne parle par de
relations interindividuelles, mais de relations de production au sens
marxiste du terme, fondées sur des rapports de production
spécifiques qui déterminent les relations interindividuelles.
Se référer
à une structure
évite aussi de s’en prendre aux hommes comme individus -même si
chaque femme se confronte dans l’intimité et dans sa tête, à un
homme dont elle doit se libérer et pas seulement qu’elle doit
accuser!-pour montrer comment hommes et femmes sont assignés à leur
place respective. Que les hommes en tirent profit et jouissance
parce qu’ils occupent une place de pouvoir, c’est la force de
constitution subjective d’un mode de production, qui fait que les
hommes reproduisent ce mode par eux-mêmes, escamotant ainsi la
réalité de leur propre condition, leur soumission à la figure d’un
Maître. Que les femmes y trouvent aussi profit et jouissance, montre
comment ce système sait mobiliser le psychique des individus sous la
forme de la “duperie de soi” et des formes du désir. C’est
aussi à cela que le féminisme, en tant que mouvement, doit se
confronter et qu’il doit analyser, pour saisir le processus d’une
reproduction qui ne saurait se réduire à de simples inégalités ou
de manquements au droit, mais questionne
toute la dialectique entre champ social et champ psychique, leur
prise réciproque(3). Analyser le
processus d’assujettisement
permet de mener la lutte idéologique et politique à tous les
niveaux, de lier le local au général. Et cette lutte on le voit, ne
saurait se réduire aux “dénonciations”, mais doit inclure un
travail d’analyse critique d’un système de production et de
représentation, à la base. Elle requiert du même coup la théorie
freudienne de l’inconscient que la théorie
du genre a parfois tendance a laisser de côté, en effaçant la
question de la différence des sexes (dans la prise “imaginaire”
de l’avoir ou pas) au seul profit d’une construction sociale et
que les dits “marxistes” ignorent superbement...Reste que la
“différence” ne saurait être pensée en termes de rôles
dévolues mais en tant que possibilité de rencontrer l’autre
irréductible.
Que les
femmes aient à s’émanciper et à se soulever contre toute forme
de pouvoir, et partant contre la forme patriarcale de leur propre
exploitation et domination, ne veut pas dire qu’il y ait d’un
côté les bons et de l’autre les méchants. Tout sujet est divisé
entre le désir de se libérer et son acceptation de l’ordre
dominant, comme forme d’intégration d’une reconnaissance.
Efficacité d’une hégémonie culturelle et sociale, qui n’appelle
pas seulement une soumission ou une répression, mais construit les
individus dans leur identité, identité qu’ils revendiquent(cf
Michel Foucault). On ne saurait dès lors ignorer la constitution
pulsionnelle contradictoire et symbolique de tout sujet. J’ajoute
aussitôt, que la lutte contre un système de domination ne peut pas
se mener, avec l’illusion infantile qu’un jour le genre humain
serait en paix avec lui-même, et que nous vivrons “heureux,”
c’est-à-dire à jamais pacifiés, dans une société sans
antagonismes, transparente à elle-même! Autant dire morts au désir
et à la rencontre, robotisé(e)s, réduites à nos seuls besoins
(que la structure aura
planifiés). La liberté et l‘égalité
seront toujours à conquérir dans n’importe quel mode de
production et le bonheur n’est un état que par contraste. Il y
aura toujours de l’Autre, sous la forme même de l’inconscient
comme limite à ma toute-puissance, heurt du réel, pris lui-même
dans la matérialité des relations sociales. A moins de rêver d’une
jouissance de petits egos sans limite, qui ne rêvent d’égalité,
que pour récuser tout assujettissement même au langage, même à la
transmission! Ne confondons pas égalité sociale et neutralisation
des tensions, des contradictions... La vie comme Eros, ne saurait se
penser sans la destruction et la mort, c’est pour cela qu’elle
est vivante. La psychanalyse nous apporte cette force de
désillusionnement.
Les femmes
ne sauraient se concevoir elles-mêmes, seulement comme des
victimes. Mais comme sujets désirant qui, dans leur souffrance,
reproduisent sans le savoir le pouvoir qui les soumet, et mettent en
place des systèmes de pouvoir compensatoires tout aussi redoutables,
et en même temps des systèmes de contournement et d’invention.
Car ce qui nous soumet nous donne tout aussi bien des repères
identificatoires et des places constituantes, alors on y tient, on en
joue, on les subvertit. C’est pour cela que la bataille idéologique
dépasse la simple opposition ou la seule “résistance à”. Se
mettre en mouvement vers- au-delà de l’accusation et des droits à
obtenir-, c’est mettre une pensée au travail qui soit soutenue par
une pratique de la “diffenciation maximale” (D.Sibony).
Une pensée
se met au travail lorsqu’elle est portée par le désir. Et le
désir ne surgit que là où ça fait écart avec la norme dans
laquelle se meut l’individu. Là où quelque chose d’inconnu se
risque, qui nous sépare de nous-même, fait jouer une scission et
donc un élan. Le désir concerne l’au-delà du besoin, même s’il
s’appuie sur lui. Il est en excés sur le besoin et rabattre le
sujet sur ses “besoins” c’est le rabattre sur son animalité et
même dirait Marx sur sa “bestialité” (sur un réel réduit au
corps brut). Parcequ’il creuse un au-delà, le désir porte loin,
force le chemin, disjoint la nécessité, alors que dans le besoin
nous sommes collés à l’immédiat, collés à la manipulation des
urgences à “combler”, au détriment d’une stratégie portée
par des luttes. C’est bien pourquoi le capitalisme cherche à nous
réduire à des besoins, en “montant” des objets qui semblent
répondre à un désir fondamental de créativité et de liberté,
alors qu’ils sont au service d’un processus d’assujettissement
(dans le culte de l’appropration infinie), qui a pour corollaire
une forme de “gavage”, appelée à nous soustraire de la parole.
Mais le capitalisme a compris quelque chose du désir(comme
jouissance), tandis que que la “gauche”,
toujours bien-pensante et sage (petite-bourgeoise), n’y voit que du
feu. Alors même qu’il est question d’un désir plus fondamental,
de ce désir qui manifeste ce besoin vital, spécifique au sujet
humain, de remettre toujours tout en question, jusqu’à la vie
elle-même pour pouvoir relancer la vie, lorsqu’elle se trouve
menacée dans ses fondements. Dés lors il ne s’agit pas tant de
quelque chose à avoir (un objet, un espace, une place... ) que d’un
mouvement qui nous divise indéfiniment. Pas tant d’une
“réappropriation” de ce qui nous a été soi-disant enlevé, que
d’une réinvention. Pas tant d’un objet enfin retrouvé qui nous
comblerait ( cet imaginaire du communisme reprend l’idéologie du
gavage), que d’un “risque à courir” (Freud).
Ainsi des
appels de la gauche à lutter contre l’”austérité”, qui
réduit la perception des individus à leur soi-disant besoins
matériels. Nous bloquons le désir dans la plainte, la réclamation,
le simple constat du malheur qui nous est fait. Croire que l’on
peut mobiliser sur les seules “revendications” économiques
(encore que la notion d’austérité est si vague, qu’il rejoint
le langage consumériste) ou juridique est une illusion. Il y faut
au contraire, le soutien d’ une perspective politique, idéologique,
qui ne s’en tient pas à vouloir aménager ou améliorer le système
mais qui, prenant appui sur les contradictions du système, porte le
mouvement des luttes au bord extême d’un franchissement.
Dans la portée d’une “brisure”, d’une destruction vivifiante
où l’on se constitue soi-même, où se constitue la force d’un
mouvement qui ne peut se développer sans enthousiasme
(Rappelons Kant et son jugement sur la
révolution française). Telle fut la Commune de Paris et les
révolutions décisives du Xxe siècle (1917, la révolution
espagnole...), C’est l’”apparaître” d’un mouvement
autonome, d’un mouvement constituant sa propre puissance, là où
on ne l’attendait pas, qui a inscrit le féminisme dans l’espace
public et privé. Et cette puissance était en même temps liée à
la puissance d’un mouvement social et politique qui s’est
pourtant arrêté à chaque période historique, devant la
possibilité d’un franchissement révolutionnaire. De là vient
notre désespérance, et pas seulement du triomphe du capitalisme.
Car le capitalisme n’a triomphé
que porté par les reculs incessants des partis de gauche dits
opposés, mais dont l’opposition a joué la carte de l’intégration
bien comprise, acculant les masses au désespoir lorsque, confontées
à une situation extrême, on propose de contenir et non de rompre
(la rupture étant de semblant dans le discours). D’où, en partie
aujourd’hui, la montée du FN.
Constituer
sa propre force ne va pas sans cruauté, c’est-à-dire sans
capacité à affronter le réel tel qu’il est dans sa violence,
sans l’analyse lucide du niveau de la lutte des classes dont nous
sommes nous-mêmes responsables, sans bilan donc du mouvement
féministe. Bilan veut dire, non pas comptabilité des acquis et des
reculs, mais analyse de notre stratégie
d’ensemble par rapport au rapports de force actuels.
Ce qui veut dire être capable de penser l’articulation des
différentes instances de la réalité sociale:
économique/politique/idéologique et la manière dont nous avons
mené la bataille sur tous ces fronts. Analyser la conjoncture n’est
pas relever des éléments épars et s’en tenir à une énumération
(paresse de l’esprit qui laisse le langage spontané de l’idéologie
mener la danse, puisqu’on en n’ analyse pas la fonction, le
fonctionnement et l’emprise qu’il a sur nous), mais comme l’écrit
Althusser comprendre “leur système
contradictoire qui pose le problème
politique et désigne sa solution historique, et en fait ipso fact un
objectif politique, une tache pratique”(Machiavel
et nous, 62); Analyser leur système
contradictoire c’est en dégager les enjeux
et donc définir notre stratégie. À partir de laquelle notre
pratique quotidienne prend sens et se construit sur le long terme.
Alors peut se préciser à chaque fois une dialectique entre luttes
pour des réformes immédiates, participation aux mobilisations et
lutte politique et idéologique révolutionnaire.
Dans quels
rapports de forces avons-nous à construire ce mouvement? je l’ai
dit, dans un rapport de force nettement en notre défaveur, dans le
constat de nos défaites et de la reprise en mains vigoureuse
par le capital (étant entendu qu’il n’avait jamais perdu la
main). Nous ne sommes visibles qu’à la marge, avec pour
conséquences d’avoir à s’essoufler pour maintenir un statu quo,
qui lui-même s’amenuise. L’économique a pris le dessus, et
notre intégration dans les institutions étatiques et européennes,
nous a peu à peu étouffées dans le discours dominant de la gauche,
qui s’évertue à croire qu’en se tenant sur le terrain de
l’adversaire, elle pourra élargir ses marges de manoeuvre. Ainsi
de l’illusion de pouvoir changer les fondements de l’Europe!
Alors même que nous n’avons aucune prise sur nos propres Etats
-ou du moins à la marge, ce qui ne change rien au processus général-
et que l’Union Européenne reste inébranlable par rapport à nos
mobilisations, verrouillant et accélérant ses réformes. Le
réformisme de la gauche ne lui fait pas peur, mais accentue le
sentiment d’impuissance, la démocratie n’étant remise en cause
que dans ses manquements et non dans sa fondation.
Cette
impuissance n’a d’égal que notre croyance, toujours renouvelée,
en l’imminence de la crise finale que nous analysons comme
l’impasse du capitalisme libéral (qui au contraire se porte très
bien), et sur la force des soulèvements populaires. Or les
mouvemenst populaires sont eux-mêmes étouffés, cadenassés par la
stratégie d’intégration des partis et syndicats, et leur rejet de
tout processus révolutionnaire qui poserait la question du
communisme comme forme actuelle d’une rupture
pour abolir l’état existant. Nous voyons bien là comment nous
restons asservis aux interdictions de penser édictées par la pensée
“unique”. Comme le féminisme n’est lui-même cité que pour
référence, n’ouvrant aucune réflexion d’ensemble. On peut dire
que l’idéologie dominante s’est implantée avec succés et que
nous la soutenons en voulant ne rien en savoir. Nous sommes pour
l’instant enfermé(e)s dans l’horizon idéologique imposé par la
bourgeoisie et le capitalisme. Pourtant l’état des contradictions
économiques et sociales, leur répercussion extrême sur les
peuples, nous poussent à poser de manière la plus radicale la
question du franchissement. C’est sur cette frontière que nous
hésitons, reculons à nouveau.
Tirons les
leçons: on ne peut simplement répondre aux urgences et soutenir en
ordre dispersé telle et telle bataille, sans avoir une analyse
d’ensemble qui nous permette de porter prioritairement nos efforts
sur le maillon le plus faible: notre absence d’analyse theorique et
notre refus de penser la forme d’une organisation. Notre rabachage
sur l’austérité, l’état de l’économie, le recul des droits
acquis, etc... ressemble plus à des banalités de constat qu’à
une analyses réelle du rapport de forces.... Car revendiquer,
manifester, sans comprendre les enjeux politique et idéologique
d’une situation, et dégager un chemin, c’est renforcer la
dépression des peuples. Aujourd’hui manifester ne sert à rien,
sans une position radicale qui, au-delà de la demande à l’Autre,
soit constitution de la puissance.
Qu’est-ce
qui nous manque? Une théorisation des enjeux idéologique et
politique qui se jouent sur la scène nationale et internationale
liés à la stratégie du capital. Cette théorisation inclue l’
analyse du nouage entre, processus économique, devenir des Etats et
des institutions, rapports de forces internationaux, discours et
pratiques idéologiques...Nouer ainsi les différentes instances du
mode production capitaliste, pour comprendre la force
de son expansion (et non se contenter de dire
qu’il est en crise!).
Mais pour faire cette analyse il nous faut éclaircir nos positions
et analyser l’idéologie que nous soutenons. A partir de quel champ
de pensée parlons-Nous? Comment allons-nous définir notre action?
Si c’est avant tout comme mouvement, alors ce sont les idées qu’il
veut faire passer, soutenir qui importent et qui définira la manière
dont nous participerons aux mobilisations surgies des luttes sur le
terrain, le type d’alliance à passer avec telle ou telle
organisation. Si c’est une perspective révolutionnaire, à nous de
développer une pratique, de construire ce mouvement en lui donnant
du souffle.
Mettre en
avant la participation aux institutions comme stratégie primordiale,
nous fait faire l’impasse sur la question idéologique et la
mobilisation de masse. Comme nous ne sommes pas dans un rapport de
forces favorable, cette participation demande une énergie épuisante
pour peu de résultats. Elle nous fragilise dans notre capacité à
penser les bases de notre stratégie, et les fins réelles que nous
nous donnons. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas participer
aux institutions politiques. Au moins pour se faire entendre et pour
profiter d’un poste d’observation et de contact, rester dans la
lutte à tous les niveaux. C’est un relais nécessaire. Mais nous
serons de plus en plus inaudibles, découragées, si nous ne
subordonnons pas notre participation
au travail
théorique, à la bataille
idéologique et au rassemblement
sur le terrain qui vise à constituer un
mouvement indépendant des instances étatiques nationales aussi bien
qu’européennes. C’est un travail de longue haleine. Alors il
nous faut changer la manière dont nous pensons le temps, la
temporalité dans laquelle nous vivons, nous arracher à l’angoisse
d’avoir toujours à combler l’immédiat. Il y a un activisme
préjudiciable aux causes mêmes que nous défendons. Le temps de la
réflexion et de la construction est un temps désormais impossible à
contourner. A moins de vouloir continuer à foncer tête baissée
vers le désastre en croyant toujours “bien faire”,
naturellement!
Encore un
mot. Vouloir mener la lutte dans le seul espace européen c’est
encore être en retard sur l’histoire. L’Union européenne a été
et restera une construction des grandes puissances et des américains.
C’est un espace géopolitique défini pour
le marché capitaliste et pour peser dans le rapport de forces avec
le reste du monde. C’est un découpage qui nous aveugle sur
l’extension réelle des luttes. Or un combat révolutionnaire ne
peut être qu’international, car le capitalisme comme le système
patriarcal sont internationaux, avec pour chaque pays une
implantation spécifique -(la notion de mondialisation est un point
de vue du capital et reflète sa stratégie. Elle unifie sous un seul
système là où il faut distinguer, diviser, relier selon les
rapports de force)- et on ne saurait comprendre les enjeux politiques
qu’au niveau international. L’internationalisme définit une
stratégie de relations avec les peuples, avec tous les opprimé(e)s,
les exploité(es) et les exclu(e)s des nations du monde. C’est à
partir de là que nous pouvons déplacer les rapports de force,
intégrer, penser la construction d’une puissance. L’Europe est
une partie du monde composée
elle-même de peuples très différents où
chaque Etat, joue une partie bien précise, par rapport à la
domination que l’Union européenne veut imposer. Il nous faut donc
comprendre cette stratégie d’ensemble et nous déplacer vers la
création d’une force nouvelle en nous liant à ceux et celles qui
luttent et inventent sur le terrain, sans oser pourtant imposer
encore la sortie de terrain.
Nicole-Edith
Thevenin
Philosophe,
psychanalyste
(1)Féminisme
et marxisme, journées “elles voient
rouge”, 29 et 30 novembre 1980, Ed.Tierce,1981.Ce livre est la
transcription des débats engagés pendant 2 jours de colloque, entre
les différentes tendances du Mouvement de libération des femmes.
Transcription exceptionnelle qui garde la mémoire de discussions
riches qui garde toute son actualité et plus encore.
(2) Sandrine Moeschler:
Les représentations du féminisme,
Université de Genève, 2007 travail de fin de Certificat en Etudes
générales;
(3) Voir Nicole-Edith
Thevenin, Le Prince et l’Hypocrite,ethique,
politique et pulsions de mort, Ed.Syllepse (2011). Livre consacré à
l’analyse de cette prise réciproque à partir des écrits de Marx
et de Freud.